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Idées, informations, débats... sur le vin, l'oenologie, la gastronomie, la culture... Selon une approche tournée vers le plaisir, l'hédonisme, la curiosité et l'épicurisme.

Au royaume des aveugles, le plaisir est roi

Publié le 2 Avril 2014 par Philippe CUQ

Au royaume des aveugles, le plaisir est roi

Il y a de cela quelques mois, j'organisai une dégustation pour une quinzaine de novices, sans a priori et peu connaisseurs du monde du vin. Parmi les six bordeaux présentés, visant à montrer l'étendue de la richesse de cette région parfois maltraitée (souvent parce qu'ils ont tendu le bâton pour se faire battre, d'ailleurs), deux sortirent du lot. Un pomerol 2002 du Château Bon Pasteur et un vin de France Planquette 2009 du médoc. Deux profils différents, deux approches différentes et des raisons différentes pour enthousiasmer les néo-dégustateur : finesse, soyeux, profondeur, longueur, accessibilité pour l'un, et pour l'autre fruité, clarté, puissance (oui, ensemble), sensation de "vin complet". Ce sont leurs mots. Je n'étais que le passeur, et j'aborde la dégustation non pas comme un cours magistral mais comme une démarche construite pour maximiser son propre plaisir et pour le faire partager.

Vous comprendrez donc que lorsqu'il m'a été proposé de participer et d'accueillir une dégustation à l'aveugle sur trois bordeaux 2010, je n'ai évidemment pas hésité et convié quelques amis hétéroclites - mais de bon aloi - à venir faire le test.

Il s'agissait du Grand vin du Château Reignac, en Bordeaux Supérieur (20 à 25€), d'Angélus (récemment promu Grand Cru Classé A, le top du top dans le classement des Saint-Emilion, 290 à 350€) et de la cuvée "1901" du Château Beauséjour, en montagne-saint-émilion (aux alentours de 45€). Tous trois sur le millésime 2010.

L'actualité récente du mondovino et de la glouglousphère (la blogosphère des amateurs de vin) a récemment bruissé à la suite d'un livre qui, entre autres, met en cause Hubert de Bouärd, qui est à la fois copropriétaire de château Angélus, président de la section Saint-Emilion et Saint-Emilion Grand Cru au sein du Conseil des vins de Saint-Emilion, et président du bureau régional de l'INAO l’instance qui gère ce classement (voir le lien ci-dessous vers la page dédiée au livre sur Facebook). Ce qui constitue, selon moi, un mélange des genres préjudiciable à la clarté des débats et à l'éthique. Quand je dis bruissé, c'est pour rester poli : des attaques d'une rare violence ont été lancées contre la journaliste auteure du livre. Mais passons.

Le fait est que ce Monsieur Multitâche aurait dû savoir qu'à vouloir monter en haut du mat, on s'expose davantage aux regards, aussi acérés soient-ils (je vous laisse trouver des équivalents plus imagés).

C'est donc avec intérêt que je me suis prêté au jeu, et ce fut aussi le cas des mes autres camarades.

Chacun construit ses préférences selon sa propre histoire, son éducation, sa formation ou ses capacité physiques. Nous ne sommes ni égaux ni identiques, ni sensibles aux même stimuli. Et c'est bien cela qui fait l'intérêt d'échanger sur nos plaisirs et de les partager : trouver ce qui nous unis, comprendre ce qui fait vibrer l'autre (et l'accepter) ou approcher ce qui nous déplaît est toujours intéressant pour peu que cela se fasse dans le respect. J'en reviens à ma maxime favorite de Chamfort : "Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne. Voilà, je crois, toute la morale". Elle implique le consentement et le respect. Deux conditions qui réunies rendent tout possible.

Ceci pour dire que j'ai pour ma part essayé de juger en fonction des plaisirs que m'ont procuré ces vins. Et je crois que les autres également.

Le résultat a été relativement surprenant : j'ai classé par ordre de plaisir "1901" puis Reignac, puis Angélus. Et je ne suis pas le seul. En fait, sur le moment (7 dégustateurs) puis le lendemain après 18 heures de carafe (3 dont deux nouveaux), "1901" a triomphé, suivi de Reignac et d'Angélus, bon dernier, qu'un seul dégustateur a classé premier.

Je rappelle que je n'ai aucun a priori - sinon positifs - sur les vins habituellement classés parmi les "Grands Vins", ni sur les autres d'ailleurs ! J'ai bu tous les "grands" de Bordeaux sauf Ausone (purement par hasard), et une petite partie de grands du Rhône, de Bourgogne, d'Italie et d'Espagne, sur des millésimes allant pour certains de 1937 à nos jours (avec hélas de grands trous béants !). Souvent avec beaucoup de plaisir.

Alors que tirer comme enseignement ?

Ils sont nombreux.

Probablement que le prix du vin, pour certains d'entre eux, n'a plus aucun lien avec la qualité ou avec le plaisir procuré en aveugle. Comme me l'avait expliqué avec pertinence un caviste chinois à Nanning en 2008, le vin est parfois bien davantage un marqueur social qu'un produit alimentaire. Le plaisir procuré est alors celui du pouvoir, de la démonstration du pouvoir.

Probablement que certains vins sont bâtis pour être bus au bout de 10 ou 20 ans. Je ne suis que partiellement d'accord avec cette optique : à savoir que si le vin procure un peu de plaisir dès le départ, je veux bien, mais s'il faut obligatoirement attendre 10 ans minimum pour que le boisé se fonde, pour qu'il ne soit plus asséchant, je préfère acheter autre chose, et l'âge et l'expérience venant, je ne suis pas de ceux qui thésaurisent ou qui spéculent. Puis, probablement, je ne suis pas assez entraîné à déceler le potentiel d'un vin à 10 ou 20 ans, mais tant de grands dégustateurs se sont magistralement planté...

Probablement que les conditions de dégustation sont primordiales. Ils étaient là traités à égalité (stockage, ouverture, carafage...) mais il est vrai, pour avoir tout goûté sur trois jours, que l'Angélus, bon dernier le premier jour avec deux heures de carafe environ, s'était ouvert au bout de 18 heures et avait perdu l'essentiel ce qui m'avait le plus dérangé. Ceci dit, les autres aussi avaient gagné au bout de 18 heures. Ce n'est qu'au bout de 36 heures en carafe évasée que Reignac a marqué le pas (dont on rappelle qu'il coûte deux à quinze fois moins que les deux autres !).

Probablement que ces trois vins sont de bons vins indépendamment de leur prix, si on optimise leur consommation. Pour le rapport qualité/prix ou prix/plaisir, je dois avouer qu'Angélus m'a fortement déçu. J'ai souvent trouvé des Grands Crus magiques, ou juste épatants. Rien de ça ici, même le lendemain ou le surlendemain. Je vais dire que c'était un bon vin pour 20 à 30 euros ce jour-là. Pas pour 350 ou même 290. Au passage, corriger les notes en fonction de l'étiquette (pour remonter les notes des plus chers, en gros, et donc alimenter la spéculation et la déconnexion du prix et de la valeur) ne me semble pas une bonne pratique : finesse et maigreur sont deux choses différentes.

Probablement que j'y regarderai à deux fois avant de racheter des Grands Crus au vu de l'inflation délirante des prix depuis 2000. D'ailleurs, sans que ce soit strictement lié à mes revenus, je n'ai plus acheté de ces vins depuis 2001 environ, quand les prix ont commencé à être davantage le reflet de la boursouflure des égo des propriétaires ou des acheteurs que celui de la qualité intrinsèque des vins. J'ai continué à acheter (de plus en plus) des vins, y compris à Bordeaux, mais en sélectionnant ceux qui me semblaient conserver un restant de raison. Et il y en a.

Probablement qu'il faut lier symboliquement le prix d'un flacon à la folie des grandeurs qui a amené certains oligarques à créer leurs éléphants blancs dans les paysages magiques des coteaux bordelais. En gros, un concours de b... à coups (coûts) de millions.

Ce qui est aussi intéressant, c'est que j'ai également fait goûter les vins en disant qui était qui et qui coûtait combien et là, le résultat fut différent : Angélus est repassé en tête. Sur 4 personnes, ce n'est pas significatif, évidemment. Mais cela valide bien que lorsqu'on se prépare à boire un nectar, on goûte un nectar. Et je pense que s'est le cas pour bien des gens, y compris moi, pour partie...

Ma conclusion - provisoire - c'est qu'il faut avant tout se fier à soi et à ses propres sens pour réellement maximiser son plaisir de dégustation, que chacun est légitime à aimer ou pas un vin, un style, mais que quand on aime une marque (ce que sont devenus quelques "premiums" bordelais), on s'aime surtout soi-même.

Auri sacra fames !

Virgile

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